La jurisprudence a consacré la révision du contrat pour imprévision en cas de bouleversement économique du marché. Elle est reprise par l’article 1195 nouveau du Code Civil.
CA Bordeaux, 1re ch. civ., 27 avr. 2021, no 20/04054, SASU Demathieu Bard Construction c/ SNC Altarea Cogedim regions et a., M. Potée, prés., M. Braud et Mme Vallée, cons. ; Me Raimbault de la SCP Delavallade-Raimbault, SCP Lacourte Raquin Tatar, Me Rivière, av. – CA Paris, P. 4, ch. 6, 4 juin 2021, no 19/10047, ASU BTB Génie Électrique & services – BTB G.E.S. c/ SASU Électricité Téléphonie Réseaux – ETR et a., Mes Arama, Étevenard, Beuvin, Bénillouche, Boccongibod, av.
La révision pour imprévision régie par l’article 1195 du Code civil étant désormais de droit commun, la question se pose de savoir si elle n’est pas exclue par les règles spéciales propres à certains contrats particuliers. La jurisprudence livre cependant déjà quelques enseignements : les deux décisions présentées attestent ainsi d’une tendance à l’éviction de la révision pour imprévision en cas de marché à forfait.
Dans la première espèce présentée, une société avait confié à une autre la réalisation de plusieurs lots dans divers bâtiments dans le cadre d’un marché forfaitaire. À la suite de divers retards de livraison, le maître de l’ouvrage assigna son contractant : l’entrepreneur fut condamné à produire une garantie de paiement équivalente au montant du marché et fit appel de cette décision. La pandémie ayant entre-temps frappé le chantier, il sollicita en outre une importante provision sur le fondement de l’article 1195 du Code civil, au titre du remboursement des sommes qu’il avait dû avancer au profit du maître de l’ouvrage ainsi que des pertes subies pour faire face aux conséquences de la Covid-19. Par un arrêt du 27 avril 2021, la cour d’appel de Bordeaux écarte cette demande au motif que « le caractère forfaitaire du marché déroge par nature au bénéfice de l’imprévision prévue par l’article 1195 » : seules les dépenses justifiées par les factures réglées par la société appelante pouvaient ainsi donner lieu à provision.
Après d’autres décisions (CA Douai, ch. 1, sect. 2, 23 janv. 2020, n° 19/01718 : Gaz. Pal. 7 avr. 2020, n° 376u6, p. 36, obs. D. Houtcieff ; RTD civ. 2020, p. 363, obs. H. Barbier), cet arrêt exclut ainsi le jeu de la révision pour imprévision en matière de marché à forfait. La solution n’est pas si évidente qu’il y paraît : la généralité des dispositions de l’article 1195 pourrait incliner à en faire application même en cette matière. N’est-il d’ailleurs pas paradoxal que la protection organisée par le forfait au bénéfice du maître de l’ouvrage se retourne contre lui en le privant d’une révision qui pourrait lui être favorable ? Comme on le voit, les juges sont cependant enclins à penser que « l’aléa chasse l’imprévision », l’entrepreneur ayant accepté les risques de l’opération (P. Stoffel-Munck, « L’imprévision et la réforme des effets du contrat », RDC 2016, n° 112z5, p. 30). Cette tendance doit être approuvée, d’autant que la jurisprudence admet déjà que le bouleversement de l’économie du marché exclusivement imputable au maître de l’ouvrage permet la modification du forfait (v. par déjà Cass. 3e civ., 4 mai 1988, n° 86-18884). Cette hypothèse ne doit cependant pas être confondue avec la révision pour imprévision de l’article 1195 du Code civil, malgré les termes employés par un curieux arrêt rendu le 4 juin dernier par la cour d’appel de Paris.
Une entreprise chargée d’une opération de rénovation d’un grand hôtel parisien avait confié un lot de précâblage de ce chantier à une société spécialisée : cette dernière confia la fourniture, la pose et la mise en service des matériels de précâblage à un sous-traitant qui fut agréé. Les retards d’exécution s’accumulèrent cependant et le sous-traitant fit état d’un préjudice lié à la désorganisation du chantier. La réception – avec des réserves – intervint finalement 2 années après la date prévue. Le sous-traitant adressa alors à l’entrepreneur principal un décompte en sa faveur, accompagnée d’une facture d’environ 70 000 € : l’entrepreneur lui adressa en retour un autre décompte général où il s’estimait créancier de plus de 100 000 €. Le sous-traitant assigna l’entrepreneur principal devant le tribunal de commerce de Paris : ses demandes furent accueillies et l’entrepreneur principal interjeta appel. Le sous-traitant fit alors notamment valoir un bouleversement du marché à forfait pour obtenir l’indemnisation de son préjudice au titre de la « jurisprudence sur l’imprévision » : selon lui, le non-respect des délais d’exécution avait fait « exploser » le coût des travaux, l’obligeant notamment à mettre constamment du personnel à disposition sur place. L’entrepreneur principal opposa notamment que l’article 1195 n’était pas applicable aux contrats antérieurs à la réforme et que l’ancien article 1134 du Code civil interdisait au juge de modifier en raison d’un changement de circonstances : il fit encore valoir pour faire bonne mesure que les travaux supplémentaires avaient donné lieu à des avenants, ce qui excluait tout « bouleversement ».
La réponse de la cour d’appel de Paris surprend dans sa forme plutôt qu’au fond : selon elle, en effet, « la jurisprudence a consacré la révision du contrat pour imprévision en cas de bouleversement économique du marché. Elle est reprise par l’article 1195 nouveau du Code civil entré en vigueur le 1er octobre 2016 non applicable à l’espèce puisque le marché est du 8 juillet 2013. En effet la loi de ratification du 20 avril 2018 prévoit que les dispositions de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 de réforme du droit des contrats entrent en vigueur le 1er octobre 2016 et que les contrats conclus avant cette date demeurent soumis à la loi ancienne y compris pour leurs effets légaux et pour les dispositions d’ordre public ». Si l’on ne peut qu’abonder dans le sens de cet arrêt quant aux règles de l’application de la loi dans le temps, l’affirmation selon laquelle la jurisprudence a consacré la révision et a été reprise par l’article 1195 du Code civil suscite davantage de réticence. Le « bouleversement de l’économie du contrat » autorisant un dépassement du forfait ne s’identifie pas à un cas d’imprévision : il n’est en effet pris en considération que dans la mesure où il est exclusivement imputable au contractant (v. par ex. Cass. 3e civ., 19 janv. 2017, n° 15-20846, PB). Au-delà des mots, la décision rapportée se conforme d’ailleurs à cette solution : relevant qu’il appartenait au sous-traitant « de prouver qu’il exist[ait] un bouleversement économique de son marché et également qu’il [était] le fait de son cocontractant », elle écarte sa demande au motif que les factures produites ne permettaient pas de savoir si elles étaient imputables au chantier. Somme toute, au-delà d’une curieuse rédaction, cette décision ne jure pas avec la tendance à exclure l’imprévision en matière de marché à forfait. À sa manière, elle atteste du faible avantage que constituerait l’accueil de la révision de droit commun en cette matière, eu égard aux dispositifs existants en droit positif : c’est au fond l’économie du marché à forfait que l’on bouleverserait inutilement en admettant le jeu de l’imprévision de droit commun.
Sources : https://www.labase-lextenso.fr/gazette-du-palais/GPL425o5
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