Interrogée sur le caractère abusif d’une clause de déchéance du terme stipulée dans un contrat de prêt immobilier conclu entre un professionnel et un consommateur, la Cour de cassation renvoie à la Cour de justice de l’Union européenne une série de cinq questions préjudicielles, destinées à préciser les critères et la méthode d’appréciation dudit caractère abusif.
Cass. 1re civ., 16 juin 2021, no 20-12154, ECLI:FR:CCAS:2021:C100402, M. [Z] [Y] c/ société caisse régionale de Crédit mutuel de Loire-Atlantique et du Centre Ouest (rejet pourvoi c/ CA Versailles, 3 oct. 2019 ; renvoi préjudiciel)
En l’espèce, il s’agit d’un litige opposant une banque et un emprunteur personne physique, liés par un contrat de prêt immobilier remboursable sur vingt ans et dont une clause prévoit l’exigibilité de plein droit et immédiate des sommes dues, sans formalité ni mise en demeure dans le cas d’un retard de plus de trente jours dans le paiement d’un terme en principal, intérêts ou accessoires. À la suite de deux défaillances consécutives de l’emprunteur dans le paiement de ses échéances, le prêteur prononce la déchéance du terme et fait procéder à une saisie-vente, ce que l’emprunteur conteste. Ce dernier reproche aux juges du fond de ne pas avoir relevé d’office le caractère abusif de la clause de déchéance du terme, ni recherché si elle n’était pas abusive en vertu non seulement du droit français, mais aussi des exigences européennes tant textuelles que prétoriennes. En effet, après s’être concentrée sur des questions relatives à l’effectivité de la protection contre les clauses abusives dans les contrats conclus avec les consommateurs, issue de la directive européenne n° 93/13/CEE du 5 avril 1993, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a entrepris, plus récemment, d’interpréter de manière autonome la notion de clause abusive. Elle a notamment dégagé, dans la célèbre affaire Banco Primus, quatre critères d’appréciation du caractère abusif des clauses de déchéance du terme : le caractère essentiel de l’obligation non exécutée, le caractère suffisamment grave de l’inexécution au regard de la durée et du montant du prêt, le caractère dérogatoire au droit supplétif et la faculté donnée par le droit national au consommateur de remédier aux effets de l’exigibilité du prêt.
Estimant que « les questions soulevées par le moyen, dont dépend la solution du pourvoi et qui nécessitent une interprétation uniforme des textes du droit de l’Union applicables en la cause, justifient la saisine de la Cour de justice de l’Union européenne » (§ 18), la Cour de cassation pose à cette dernière cinq questions préjudicielles en interprétation. Les trois premières sont des questions de fond tendant à déterminer si certaines modalités du régime des clauses de déchéance du terme sont de nature à leur conférer un caractère abusif (I) ; les deux dernières concernent la méthode d’appréciation (II).
I. Les questions posées par la Cour de cassation.
1re question : La directive 93/13 doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une dispense conventionnelle de mise en demeure, même si elle est prévue de manière expresse et non équivoque au contrat ?
S’il autorise que le contrat de prêt de somme d’argent puisse prévoir la déchéance du terme en cas de défaillance de l’emprunteur non commerçant, le droit français reste muet sur sa mise en œuvre procédurale. Il n’est notamment pas prévu qu’une mise en demeure préalable à la déchéance soit d’ordre public, alors que c’est le cas pour pouvoir actionner des clauses de résiliation – auxquelles les clauses de déchéance du terme sont apparentées – dans d’autres matières tout aussi protectrices (assurances, baux d’habitation), voire moins (baux commerciaux), que le droit de la consommation. Quoi qu’il en soit, la jurisprudence a décidé que la clause de déchéance de terme « ne peut être déclarée acquise au créancier sans la délivrance d’une mise en demeure restée sans effet, et précisant le délai dont dispose le débiteur pour y faire obstacle. Mais elle admet qu’il puisse être dérogé à l’exigence d’une mise en demeure par une disposition expresse et non équivoque du contrat (Cass. 1re civ., 3 févr. 2004, n° 01-02020 : Bull. civ. I, n° 27 – Cass. 1re civ., 3 juin 2015, n° 14-15655 : Bull. civ. I, n° 131 ; Cass. 1re civ., 22 juin 2017, n° 16-18418 : Bull. civ. I, n° 151) dès lors que le consommateur est ainsi informé des conséquences de la méconnaissance de ses obligations. » (§ 9). Ainsi une banque souhaitant prononcer la déchéance contre un consommateur doit, en principe, délivrer une mise en demeure, mais elle peut, par exception, en être dispensée par une « disposition expresse et non équivoque » – devenue clause de style en pratique. La jurisprudence a ainsi préservé la liberté contractuelle tout en s’assurant de la parfaite information du consommateur.
C’est cette exception prétorienne que la première question préjudicielle met sur la sellette : la clause de déchéance du terme prévoyant une dispense expresse et non équivoque de mise en demeure est-elle abusive ? La Cour propose des pistes de réponses. En faveur de la caractérisation du déséquilibre significatif d’abord, reprenant ainsi les moyens du pourvoi : « une telle clause permet au prêteur de résilier le contrat sans préavis d’une durée raisonnable et sans laisser à l’emprunteur la possibilité de s’expliquer ». On pourrait ajouter que la dispense conventionnelle de mise en demeure prive le consommateur d’un droit, celui d’avoir une dernière chance de s’exécuter, prévu par le droit commun, alors même que la négation des droits supplétifs est un critère de l’abus. La Cour de cassation relève ensuite des éléments au soutien de l’absence de caractère abusif : « pour être valable, une telle clause doit être prévue de manière expresse et non équivoque de sorte que l’emprunteur est parfaitement informé de ses obligations », sachant que « celui-ci dispose toujours de la possibilité de saisir le juge pour contester l’application de la clause et faire sanctionner un abus dans son prononcé par le prêteur » (§ 10). Elle insiste ainsi sur les garanties entourant la dispense conventionnelle de mise en demeure, ce qui pourrait faire pencher la balance en faveur de l’absence de déséquilibre significatif, d’autant que la Commission des clauses abusives a donné son blanc-seing à une telle dispense expresse s’agissant d’une clause pénale.
2e question : L’arrêt Banco Primus « doit-il être interprété en ce sens qu’un retard de plus de trente jours dans le paiement d’un seul terme en principal, intérêts ou accessoires peut caractériser une inexécution suffisamment grave au regard de la durée et du montant du prêt et de l’équilibre global des relations contractuelles ? ».
Autrement dit, la clause prévoyant la déchéance du terme pour non-paiement d’une seule échéance est-elle abusive ? La Cour de cassation a l’air d’en douter. Ainsi relève-t-elle frileusement que « compte tenu de l’allongement de la durée des crédits et de la baisse des taux d’intérêts, les montants des impayés peuvent être relativement faibles au regard de la durée et du montant des prêts au moment du prononcé de la déchéance du terme », le caractère suffisamment grave de l’inexécution « pourrait être relativisé » (§ 12). Qu’on songe à la sévérité de la stipulation en l’espèce : la déchéance peut être prononcée pour une seule et unique défaillance de l’emprunteur-consommateur engagé sur une période de 20 ans… Même le preneur à bail rural est mieux protégé, le bailleur ne pouvant demander la résiliation du contrat qu’après deux défauts de paiement ayant persisté à l’expiration d’un délai de trois mois après mise en demeure postérieure à l’échéance ! La Cour invoque aussi le principe d’égalité : le « raisonnement, qui impliquerait que le juge détermine dans chaque cas à partir de quel montant rapporté à la durée et au montant du prêt et de quel délai, l’inexécution est suffisamment grave pour justifier une exigibilité immédiate du prêt, pourrait être regardé comme créant une inégalité entre les consommateurs » (§ 12). L’argument ne tient pas, les consommateurs placés dans une situation différente (tenant à la durée et au montant du prêt) pouvant être, par hypothèse, traités différemment.
Malgré les doutes des juges français, la réponse à cette deuxième question est positive compte tenu de la similarité de la clause de l’espèce avec celle de l’affaire Banco Primus – permettant à l’emprunteur d’exiger le remboursement immédiat du capital, des intérêts et des frais divers, en cas de défaut de paiement à la date convenue de tout montant dû à titre principal, à titre d’intérêts ou à titre d’avances.
3e question : La directive 93/13 doit-elle être interprétée en ce sens qu’elle s’oppose à une clause prévoyant la déchéance du terme en cas de retard de paiement de plus de 30 jours lorsque le droit national, imposant l’envoi d’une mise en demeure préalable au prononcé de la déchéance du terme, admet qu’il y soit dérogé par les parties en exigeant alors le respect d’un préavis raisonnable ?
Notons que cette question ne se pose qu’en fonction de la réponse apportée à la première : l’interrogation sur la durée raisonnable du préavis en l’absence de mise en demeure n’existant que si la dispense conventionnelle n’est pas considérée, en elle-même, abusive.
À nouveau, la Cour de cassation fournit des arguments pertinents pour la discussion. Elle relève, d’un côté, la brièveté du délai de préavis de trente jours qu’on peut hésiter à « considérer comme suffisant pour que l’emprunteur contacte le prêteur, s’explique sur le manquement imputé et trouve une solution pour apurer le ou les impayés » à laquelle elle oppose la faculté offerte par le contrat en cause à l’emprunteur « de demander une modification d’échéances susceptible de lui permettre, le cas échéant, de prévenir un risque d’impayé » (§ 14).
II. Les réponses possibles de la CJUE.
Jurisprudence constante ou revirement ? Les éléments de discussion du caractère abusif de la clause de déchéance du terme fournis par la Cour de cassation sont principalement contextuels et supposent une appréciation concrète, à laquelle la CJUE ne se prêtera pas en l’état de sa jurisprudence, à moins d’un revirement notable.
Réitération de sa compétence circonscrite à la qualification abstraite. De jurisprudence constante, si la CJUE s’estime compétente pour procéder à une qualification abstraite de la notion de clause abusive, soit à l’interprétation de ses critères généraux, elle confie en revanche aux juges nationaux la qualification concrète, à savoir l’application de ces critères généraux à une clause particulière devant être examinée en fonction des circonstances propres au cas d’espèce. La Cour de Luxembourg considère ainsi ne pas être en mesure de mener l’appréciation globale et au cas par cas que les textes préconisent. Invitant largement à une qualification concrète, les trois questions préjudicielles de fond risquent donc de rester sans réponse, la CJUE se contentant de réitérer les critères abstraits de l’arrêt Banco Primus et de renvoyer au juge national pour la qualification concrète.
Dans cette hypothèse, le juge français disposera d’éléments suffisants pour qualifier d’abusive la clause de déchéance du terme, sachant qu’elle peut être prononcée 1°) après une seule et unique défaillance alors que le montant de la mensualité est assez faible et la durée du contrat très longue, 2°) sans mise en demeure, et 3°) en ne laissant à l’emprunteur qu’un délai de préavis assez court. Mais si le caractère abusif de la clause n’était guère douteux en l’espèce, pourquoi la Cour de cassation s’est-elle défaussée ? L’opportunité du renvoi préjudiciel semble si faible qu’on s’interroge sur les motivations profondes de la Cour. Est-ce une façon implicite d’inviter la CJUE à un revirement de jurisprudence ?
Extension de sa compétence vers la qualification concrète ? Comme la Cour de cassation ne peut ignorer – du moins l’espère-t-on – que la CJUE se contente en principe d’une qualification abstraite, les questions préjudicielles peuvent être interprétées comme une invitation de la première à l’adoption par la seconde d’une approche concrète.
L’idée peut paraître saugrenue, tant « le renvoi en interprétation paraît […] taillé pour se couler dans le moule du contrôle abstrait » en ce qu’il repose sur la distinction entre l’interprétation du droit de l’Union, relevant de la Cour de Luxembourg et son application, incombant aux juges nationaux. La CJUE s’est pourtant déjà engouffrée dans la voie du contrôle concret – c’est dans l’air du temps ! Ainsi, « la moitié des arrêts préjudiciels de la Cour procède[rait] à un contrôle abstrait tandis que l’autre moitié bascule[rait] dans le contrôle concret ». Les raisons justifiant la concrétisation du contrôle sont néanmoins très variables : volonté de rendre une décision prudente ou d’espèce, ou au contraire d’assurer l’effet utile de son arrêt.
Possible, le changement d’intensité du contrôle en matière de clauses abusives est-il souhaitable ? Serait-il pratique ? Même si elle dispose d’« un exposé sommaire du litige ainsi que des faits pertinents », la CJUE sera rarement la mieux placée pour procéder à l’appréciation globale nécessaire en la matière. Serait-il opportun ? Le véritable « dialogue de juge à juge » instauré par la procédure de renvoi préjudiciel serait réduit à un monologue uniformisant de la CJUE, laissant très peu de marge de manœuvre au juge national.
Sources : https://www.labase-lextenso.fr/gazette-du-palais/GPL425u3 (Note par Claire-Marie PEGLION-ZIKA, Maître de conférences à l’université Panthéon-Assas (Paris 2), membre du Laboratoire de droit civil).
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